Éditorial
Tribune de la Revue L’Autre ; https://revuelautre.com/editoriaux/la-defense-du-droit-au-sejour-pour-soin-pour-les-souffrances-psychiques-une-fonction-soignante-de-porte-voix/
La défense du droit au séjour pour soin pour les souffrances psychiques : une fonction soignante de porte-voix
Francis REMARK, Claire MESTRE, François JOURNET, Arnaud VEÏSSE, Marie-Caroline SAGLIO-YATZIMIRSKY, Gwen LE GOFF et Marie Rose MORO
« Quand on a mission d’éveiller, on commence par faire sa toilette dans la rivière. Le premier enchantement comme le premier saisissement sont pour soi. »
René Char dans Rougeur des matinaux/Œuvre complètes. Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade ; 2004 : 329.
Depuis le 1er janvier 2017, on assiste, en France, à la réduction drastique des taux de l’octroi des titres de séjour des exilés pour raison de santé, et ce, surtout pour les patients souffrants de troubles et de pathologies psychiques : les effets en sont délétères et dramatiques.
Depuis le 1er janvier 2017, les médecins et les soignants qui prennent en charge ces patients se trouvent ainsi en difficulté, parfois empêchés pour continuer leur travail de soins.
Depuis le 1er janvier 2017, la loi relative au droit des étrangers a confié aux médecins de l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration (OFII) la mission d'organiser et de réaliser l'évaluation médicale des étrangers malades et d’indiquer aux préfets si la demande médicale est recevable. Les préfets décident donc, en dernière instance, de l’octroi d’un titre de séjour qui permet de restaurer la vie et la santé de ces exilés. Cette tâche, auparavant confiée aux médecins inspecteurs des Directions Départementales des Affaires Sanitaires et Sociales (DDASS) puis ensuite des Agences Régionales de Santé (ARS), a été évaluée comme manquant de rigueur, suite aux préconisations d’une mission conjointe de l’Inspection générale de l’administration et de l’Inspection générale des affaires sociales de mars 2013. Après les pressions multiples des préfectures sur les DDASS ou les ARS et leurs médecins inspecteurs, il a été décidé de confier au Ministère de l’Intérieur la responsabilité de cette tâche, plutôt que de se donner les moyens de trouver les références cliniques les plus exactes pour évaluer les « conséquences d’une exceptionnelle gravité en l’absence de soins pour les demandeurs »[1].
Dans le rapport de l’OFII au Parlement[2] pour l’année 2017, il est noté que l’octroi d’un titre de séjour pour soins a baissé de 39% par rapport à 2016, et que le premier motif des demandes, concentrant plus d’un cinquième de celles-ci, les dits troubles de la santé mentale et du comportement, est aussi celui qui fait l’objet du refus le plus massif, avec plus de 75% de taux de rejet. Sans que l’on ait encore le rapport pour l’année 2018, on observe d’ores et déjà une plus grande augmentation des réponses négatives aux demandes.
L’OFII se félicite de ces taux, dû selon lui à la rigueur de leurs évaluations et au résultat de « la lutte contre les fraudes », même si celles-ci ne représentent pourtant qu’un pourcentage dérisoire des demandes.
Néanmoins, nous observons les effets des évaluations du service de l’OFII sur nos patients exilés qui en subissent alors les suites préfectorales ; ils deviennent des indésirables par toute une série de mesures d’assignations ou de sanctions avec d’abord l’Obligation de Quitter le Territoire Français (OQTF), qui leur font perdre la majorité de leurs droits sociaux et de leur reconnaissance. Les soignants et médecins psychiatres des patients exilés qui soutiennent ces demandes se trouvent en grande difficulté pour poursuivre les soins psychiques pour lesquels ils se sont engagés. Ils sont eux aussi privés de la reconnaissance de certaines de leurs fonctions.
Les patients doivent supporter les effets destructeurs, parfois graves, pour leur santé et pour leur condition : ils vivent alors une situation d'insécurité et d'exclusion sociale. Se multiplient les aggravations ou les décompensations anxieuses et dépressives avec effondrements, les inhibitions, le retour du réel de l’effroi, les somatisations, des hospitalisations, les passages à l’acte de désespoir, et/ou la reprise de l’errance migratoire avec rupture des soins. La rupture des liens d’appartenance s’ajoute aux blessures et aux souffrances pour lesquelles leur venue en France leur faisait espérer redevenir quelqu’un(e).
Comment une telle réduction de la reconnaissance des besoins de soins et de protection des exilés est-elle possible ?
Au vu des réponses que les patients reçoivent, on ne voit pas quels sont les arguments retenus par les médecins du service médical de l’OFII. Or, dans son rapport de 2017, ce service indique comment il évalue le stress post traumatique (TSPT), diagnostic le plus souvent invoqué. Il juge notamment que le critère A (DSM-5) faisant référence à une exposition directe à un évènement traumatisant, n’est souvent bien renseigné et que « En pratique, les psychothérapies qui ont prouvé leur efficacité dans des études contrôlées sont des thérapies cognitivo-comportementales. Les psychothérapies dites « de soutien » ont un effet générique comme toute écoute ou tout soin et peuvent par nature être réalisées dans le pays d’origine, dans un environnement culturel plus favorable pour le patient. » (p.62 du rapport, voir note 2). Cette conception de la symptomatologie des psychotraumatismes et de leur traitement est ainsi uniquement comportementale et réductrice.
A une tribune de soignants (psychiatres, psychologues, etc.) formés à la psychothérapie transculturelle, dans le Monde du 13 mars 2019, intitulée « Demandeurs de séjour pour soins : ‘Pourquoi un tel déni de la souffrance psychique ?’ », un collectif de sept médecins psychiatres du service médical de l’OFII répond le 3 avril dans ce même journal par de curieuses justifications : « Continuer à faire vivre cette procédure contre ceux qui veulent la remettre en cause nécessite de combattre les fraudes qui en affaibliraient la crédibilité. Une crédibilité qui se trouverait également affaiblie par l’affirmation que la prise en charge des troubles psychiques dans certains pays d’origine des étrangers est inexistante ou forcément d’une qualité médiocre. C’est bien mal connaître les aménagements thérapeutiques opérés en la matière par différents réseaux de soins locaux, et faire preuve d’un ethnocentrisme que nous pensions relever d’un autre temps »[3].
Enfin, le rapport du service médical de l’OFII légitime la suspicion à l’égard des symptômes à partir de conceptions dépendantes des besoins militaires ou nationalistes : « Historiquement, le concept de TSPT (« névrose traumatique de guerre ») a, dès son origine, été décrit comme une entité susceptible d’être liée à la recherche de bénéfices par le patient […]. L’estimation du taux de simulation (« malingering ») va de 1% à 50% selon que les sources proviennent d’études en psychiatrie, de compagnies d’assurance ou des avocats » (p.181 du rapport, voir note 2)
Aussi, aux manques de connaissance des particularités des évaluations cliniques et thérapeutiques du service médical de l'OFII, il faut souligner particulièrement : la non prise en compte dans ces pathologies et ces souffrances d’un clivage de nature traumatique, d’une horreur et d’un effroi qui ne peuvent être représentés ; la non différenciation entre les traumas accidentels et les traumas intentionnels, considération indispensable pour que le soin psychique ait un sens ; la non prise en compte des fonctions intersubjectives de tuteur de résilience, de soutien, d’accompagnement, du prendre soin des thérapies psychodynamiques, ces dimensions ayant valeur de soin ; le refus de mobilisation de l'éthique et de la compréhension empathique ; le refus des données transculturelles, aussi bien anthropologiques, sociales, que psychologiques, avec pour conséquence le soutien à une psychiatrie normative de l’adaptation, dans une dimension nationaliste ; un positionnement d’autorité qui ne doute pas, et ne peut être mise en doute, dans l’idéologie de la performance et du chiffre.
Pourquoi un tel déni de la reconnaissance des besoins de soins et de protection des exilés ?
Peut être qu’un texte peut nous aider à comprendre cette question du déni avec cet extrait d’un échange entre deux personnages du roman Les Possédés de Dostoïevski, Stavroguine et Kirilov. Ce dernier commence par donner une illustration du bien :
« -…Une feuille, c’est bien. Tout est bien.
- Tout ?
- Tout, l’homme est malheureux parce qu’il ne sait pas qu’il est heureux. Uniquement pour cela. Tout est là. Absolument tout. Celui qui le saura deviendra aussitôt heureux, à l’instant même. […] Ils ne sont pas bons parce qu’ils ne savent pas qu’ils sont bons. Quand ils le sauront, ils ne violeront pas la petite fille. Il faut qu’ils sachent… » (1963 : 239).
Tout comme Jean-Jacques Rousseau, Kirilov n’est ni un naïf, ni un idéaliste illuminé, il fait confiance au savoir, aux savoirs du bien, et d’abord du bien comprendre l’autre.
Le déni de la reconnaissance des besoins de soins et de protection des exilés n’est-il pas avant tout un déni de la reconnaissance de l’autre ? Ne sert-il pas une idéologie néolibérale à l’œuvre dans notre société, une idéologie qui s’appuie sur une certaine rationalité et une gestion des vies ?
Un courant d’analyse de l’idéologie et de la pensée néolibérale travaille cette question dans le domaine de la gestion sociale depuis plus de vingt ans, après les analyses d’Hannah Arendt et les recherches sur le totalitarisme au XXe siècle.
Michel Chauvière, sociologue et directeur de recherche au CNRS, analysant le développement du management libéral comme une entreprise de colonisation, indique que : « partant de la rationalité individuelle, la gestion et le management se présentent désormais comme une rationalité tutélaire, hypertrophiée et dominatrice, rapetissant et délégitimant au passage tous les autres modèles de gouvernement, […] se protègent avec vigueur de toute analyse de leurs conditions sociales et économiques de fonctionnement, […] et dénaturent et étouffent les sciences sociales analytiques et compréhensives ; une pensée binaire frustre et allégée en exigences théoriques envahit toute l’action collective. » (2007 : 9).
Vincent de Gaulejac, sociologue et professeur émérite des universités, analysant l’idéologie gestionnaire et le pouvoir managérial, situe alors la place du politique : « Les politiques semblent impuissants à maitriser le monde, à offrir des visées de l’avenir porteuse de progrès, à promouvoir l’émancipation des peuples. Ils s’enferment dans une gestion laborieuse des ‘effets de la crise’, crise qui semble bien s’installer durablement » (2005 : 230-231).
Ainsi, la psychiatrie dans son ensemble serait désormais repensée par une logique rationnelle, demandant un changement de méthode, qui se pose comme scientifique, au détriment du lien social et de l’hospitalité non seulement à l’égard du « fou »[4], mais également de « l’étranger ». Logique violente s’il en est, excluant nombre des patients exilés d’un droit élémentaire de soins.
Thomas Piketty, professeur d’économie, démontre dans son dernier ouvrage, Capital et idéologie, que chaque société construit son idéologie pour justifier ses pouvoirs d’inégalités et d’exclusion, tandis que Guillaume le Blanc, professeur de philosophie, souhaitant « analyser le mépris social comme un déni de reconnaissance », indique bien qu’il n’y a pas de reconnaissance du sujet si elle n’est pas relationnelle : « Ainsi, la procédure de reconnaissance qui confère aux vies ordinaires une place dans la vie sociale ne peut être en dernière instance que subordonnée à la possibilité de la voix : voix du témoin intérieur amené à dire ce qui lui arrive et qui lance alors le processus dialogique, voix également du témoin extérieur (appelé par le témoin intérieur), dont le rôle n’est pas d’annuler la voix du sujet méprisé mais de lui donner les moyens acoustiques de se faire entendre dans un concert des voix mises en jeu sous formes d’évaluations concurrentes dans le diagnostic porté sur les différents éléments de la reconnaissance en cause dans un état de fait social particulier » (2009 : 117).
Nous y voici dans cette fonction soignante de porte-voix.
Périgueux, Bordeaux, Villefontaine, Paris, Lyon, le 12 novembre 2019
Bibliographie
Chauvière M. Trop de gestion tue le social. Paris : La Découverte ; 2007
Dostoïevski F. Les possédés. Paris : Le Livre de Poche ; 1963.
Gaulejac (de) V. La société malade de la gestion. Paris : Seuil ; 2005.
Leblanc G. L’invisibilité sociale. Paris : PUF ; 2009.
Picketty T. Capital et idéologies. Paris : éditions du Seuil ; 2019.
[1] « Le ressortissant étranger bénéficie d’une carte de séjour temporaire pour soins en application du 11° de l’article L. 313-11 si :
Son état de santé nécessite une prise en charge médicale dont le défaut pourrait avoir pour lui des conséquences d’une exceptionnelle gravité ; et si, eu égard à l’offre de soins et aux caractéristiques du système de santé dans le pays dont il est originaire, il ne pourrait pas y bénéficier effectivement d’un traitement approprié. ». Voir https://www.immigration.interieur.gouv.fr/Immigration/La-delivrance-des-titres-de-sejour-pour-raisons-de-sante
[2] Pour consulter ce rapport au parlement du service médical de l’OFII, voir http://www.ofii.fr/IMG/pdf/rapport_au_parlement_pem_2017.pdf
[3] Le Monde du 3 avril 2019-rubrique Idées, p.32.
[4] On peut lire à ce propos https://blogs.mediapart.fr/royer-benjamin/blog/011119/les-sciences-neurocomportementales-nouvelle-avancee-du-neoliberalisme#_ftn1