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De la nécessaire reconnaissance des souffrances psychiques des exilés

 

Francis REMARK[1]

 

 

« L'absurde naît de cette confrontation entre l'appel humain et le silence déraisonnable du monde. C’est cela qu’il ne faut pas oublier ».

Albert Camus[2]

 

Depuis le 1er janvier 2017, la loi relative au droit des étrangers a confié aux médecins de l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration (OFII) la mission d'organiser et de réaliser l'évaluation médicale des étrangers malades et d’indiquer aux préfets si la demande de la personne est recevable. Cette tâche était auparavant confiée aux médecins inspecteurs des Directions Départementales des Affaires Sanitaires et Sociales (DDASS) puis ensuite des Agences Régionales de Santé (ARS).

 

Depuis les premiers avis émis par le service médical de l'OFII, et de plus en plus avec l'augmentation très importante du taux des avis défavorables, aussi bien pour les premières demandes que pour les demandes de renouvellement, les soignants et médecins psychiatres des patients exilés qui soutiennent ces demandes se trouvent en grande difficulté pour poursuivre les soins psychiques pour lesquels ils se sont engagés. Ils sont défaits de leurs fonctions de soignants par les effets délétères, parfois graves, que supportent alors leurs patients, pour leurs santés et pour leurs situations d'insécurité et/ou d'exclusion sociale.

 

Avec le peu de communications qu'accepte de fournir le service médical de l'OFII, nous avons attendu octobre 2018 pour avoir connaissance de leur « Rapport au parlement » concernant, pour l'année 2017, la « procédure d'admission au séjour pour soins » et être informés des taux de réponses favorables et défavorables, et partiellement des références de leur travail.

 

Dans ce rapport au Parlement pour l’année 2017, quatre points sont à relever.

     L’octroi d’un titre de séjour pour soins a baissé de 39% par rapport à 2016 ;

     Le premier motif des demandes, concentrant plus d’un cinquième de celles-ci, les dits troubles de la santé mentale et du comportement, est aussi celui qui fait l’objet du refus le plus massif, avec plus de 75% de taux de rejet.

     L’OFII se félicite de ces taux, dû selon lui à la rigueur de leurs évaluations et au résultat de « la lutte contre les fraudes », même si celles-ci ne représentent pourtant que des pourcentages dérisoires des demandes.

     Et enfin, le service médical de l’OFII se réfère à une conception particulière concernant les psychotraumatismes. Il valide le diagnostic des ESPT uniquement selon le manuel de psychiatrie américaine : « le critère A (DSM-5) fait référence à une exposition directe à un évènement traumatisant ». Il considère que « Le traitement de 1er choix repose sur des psychothérapies d’inspiration cognitivo-comportementales (TCC) », et que « La priorité est donnée à des thérapies brèves, manualisées, pouvant être adaptées aux cultures locales, susceptibles d’être administrées par des psychologues ou d’autres professionnels formés ». Et il légitime la grande suspicion des conceptions dépendantes des besoins militaires ou nationalistes : « Historiquement, le concept de TSPT (« névrose traumatique de guerre ») a, dès son origine, été décrit comme une entité susceptible d’être liée à la recherche de bénéfices par le patient (Ingram 2012 ; Hall 2007). L’estimation du taux de simulation (« malingering ») va de 1% à 50% selon que les sources proviennent d’études en psychiatrie, de compagnies d’assurance ou des avocats » (p.179 à 181).

 

Avant la publication de ce rapport, des critiques et rappels des besoins de soins somatiques et psychiques ont été communiqués par différentes structures ou institutions (Centre Primo Levi, CIMADE, Observatoire du Droit à la Santé des Etrangers, etc.). 

 

Après la publication de ce rapport, de multiples commentaires et analyses ont eu lieu de la part de structures de soins médicales ou de soutiens aux droits des exilés. Ce sont en particulier le texte rassembleur du 23 novembre 2018 de 20 associations et les communiqués de différentes structures d'accueil et de soins des exilés.

Réponse révélatrice, à la tribune de protestation de psychiatres, psychologues et anthropologues publiée dans le journal Le Monde du 13 mars 2019, un collectif de sept médecins psychiatres du service médical de l’OFII répond le 03 avril dans ce même journal par de curieuses justifications : « Continuer à faire vivre cette procédure contre ceux qui veulent la remettre en cause nécessite de combattre les fraudes qui en affaibliraient la crédibilité. Une crédibilité qui se trouverait également affaiblie par l’affirmation que la prise en charge des troubles psychiques dans certains pays d’origine des étrangers est inexistante ou forcément d’une qualité médiocre. C’est bien mal connaître les aménagements thérapeutiques opérés en la matière par différents réseaux de soins locaux, et faire preuve d’un ethnocentrisme que nous pensions relever d’un autre temps »[3]

 

Mais les effets des actions d’évaluations du service médical de l’OFII sont d’abord supportés par les exilés, souffrant de troubles psychiques, par les conséquences peu supportables qu’ils en subissent, lorsqu’ils ne sont pas, ou plus, reconnus : décompensations anxiodépressives pouvant être irréversibles, hospitalisations, exclusions dans la misère, errance sociale et géographique, et ceci toujours par rupture des liens d’identités d’appartenance.

 

Aussi, en regard aux manques des connaissances, et aux particularités des évaluations cliniques et thérapeutiques du service médical de l'OFII, il faut absolument soutenir les choix, contenus, et conditions nécessaires des examens cliniques et des soins psychiques pour les patients exilés. Ce texte souhaite y contribuer, car il faut sortir de l’ombre de la méconnaissance les pathologies et souffrances des exilés qui sont dues ou exacerbées et compliquées par les violences insupportables et diverses qu'ils ont vécues et/ou subies dans leurs pays et/ou leurs trajets migratoires, et qui sont entretenues par les différentes épreuves de non-reconnaissance.

 

Manquements dans les pratiques d’évaluation du service médical de l’OFII

 

« La clinique transculturelle de l'effroi est à même d'éclairer utilement nos conceptions théoriques sur le traumatisme psychique. [...] La frayeur concerne l'ensemble du groupe et pas seulement le sujet qui en est affecté, de même qu'elle concerne également sa descendance. Elle affecte ainsi les liens familiaux et transgénérationnels. Elle réalise ce qu'on pourrait appeler une dépossession de soi, traduisant à la fois l'hémorragie narcissique, l'attaque des contenants et la pénétration au sein du psychisme d'un contenu qui lui reste hétérogène, bouleversant le sentiment identitaire. Son soin appelle des logiques multiples qui concernent le psychisme, le corps et la restructuration des liens familiaux et sociaux ». (Baubet 2012 : 267-268)

 

La recherche, par le service médical de l'OFII, de moyens de donner un avis défavorable aux demandes de droit de séjour en France pour raison de santé, est constante et utilise différentes stratégies.

 

      D’abord, les critères d'évaluation clinique restent obscurs et il n’y a aucun moyen d’échanger sur des cas cliniques, ni de savoir la nature des arguments retenus. On est alors inquiet de l’absence de rigueur lorsque l’on constate que pour des situations et pathologies semblables, il y a des évaluations et avis contradictoires, ou lorsque des patients aux pathologies et souffrances lourdes que nous sortons de la défaite sont considérés comme pouvant retourner dans leur pays désorganisé où ils n’auront pas de protection ni de soins.

 

     Ensuite, on doit se rappeler ce que le Centre Primo Levi notait dans son livre blanc de 2012 : « Le constat des professionnels rencontrés dans le cadre de ce livre blanc, sur l’accueil et l’accompagnement des exilées victimes de torture ou de violences politiques, est sans appel. La situation s’est dégradée et il faut agir sans tarder pour remédier aux manques et aux insuffisances ». Or, en suivant l’évolution de la reconnaissance des besoins de soins des exilés, le Centre Primo Levi note dans son communiqué du 23 novembre 2018 à propos du rapport du Service médical de l'OFII : « Le rapport annonce que le taux d’avis favorables à la nécessaire continuité des soins en France, toutes pathologies confondues, est passé de 77 % en 2014 à 52 % en 2017. Derrière ces chiffres, ce sont des centaines de personnes atteintes de troubles psychiques et de maladies graves dont la protection juridique est supprimée et la continuité des soins menacée », et « seulement 115 cas de fraude avérée ont été dénombrés, soit 0,41% du nombre de demandes. L'ampleur de ces contrôles […] traduit une défiance inédite à l’égard des médecins qui accompagnent les personnes dans le dépôt de leur demande ».

 

On observe alors que les règlementations qui se durcissent, et l’accessibilité aux droits aux soins qui se ferme de plus en plus, ont pour objectif la réduction de la reconnaissance de nombre de patients exilés, ce à quoi collabore la méthodologie d’évaluation des médecins de l'OFII. Le rapport du service médical de l’OFII insiste sur tous les critères de non reconnaissances, et jamais ne parle de cas d’exilés qui nécessiteraient des soins et une protection alors que la demande est mal présentée par le dossier du médecin traitant.

Ainsi, ce travail d'évaluation qui est de sélection drastique, suit les mêmes volontés politiques xénophobes de considérer les exilés comme indésirables. Cette position est non respectueuse de l'éthique qui doit être une référence de la pratique médicale.

 

     Par ailleurs, il y a de la part du service médical de l'OFII une absence de souci médical de la protection des patients :

C’est le cas de ceux qui risquent la reprise de violences dans leurs pays (pour raison politique, sociale, ou d'orientation sexuelle, par exemple). Le service médical de l’OFII considère que les exilés qui n’ont pas été reconnus par l'OFPRA ou la CNDA, ne peuvent être reconnus par lui pour les pathologies post-traumatiques alors que nombre d'exilés n'ont pas été retenus par ces instances et souffrent des effets de violences et tortures. Par exemple, le bilan d'activité du Centre Primo Levi note qu'en 2017, 29% de leurs patients sont des déboutés du droit d'asile, et que 39% sont des demandeurs d'asile, dont certains deviendront aussi des déboutés.

Et c’est aussi le cas de ceux qui ont besoin de sécurisation et qui risquent la reprise aigüe de leurs souffrances et pathologies en cas de ré-imprégnation s'ils reviennent en contact avec les lieux et personnes qui ont provoqué le trauma. Cette nécessité de protection, reconnue depuis longtemps, est rappelée par le ministère des Affaires Sociales et de la Santé, dans l’« arrêté du 5 janvier 2017 fixant les orientations générales pour l’exercice par les médecins de l’Office français de l’immigration et de l’intégration, de leurs missions, prévues à l’article L. 313-11 (11o) du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ».

 

      En quatrième point, il faut relever qu’il n’y a non différenciation entre les traumas accidentels et les traumas intentionnels.

D’abord, en choisissant une clinique uniquement descriptive des symptômes, il est fait le choix d’une interprétation réduite des critères des Etats de Stress Post Traumatiques (ESPT). Il y a exclusion de la reconnaissance de ces pathologies s'il n'y a pas eu exposition directe, et toute la subjectivité, le sens, et l'identité clinique des traumas, sont ainsi niés en déshumanisant la clinique des patients.

Ensuite, n’est pas pris en compte l'état de stress post traumatique complexe, validé en juin 2018 par l’OMS dans la CIM 11, diagnostic souvent pertinent pour des situations d'exils conjuguant enfances avec maltraitances, et multiples évènements « traumatiques » dans la durée, avec troubles de personnalité[4].   

De plus, les apports cliniques de la psychiatrie psychodynamique sont alors rejetés, de même que les particularités et contenus de l'effroi, et les effets de destructivité et de dépossession de soi. En particulier les sentiments induits de honte, sont très particuliers pour les traumas intentionnels, et peuvent être aussi importants pour les proches de la victime que pour la victime elle-même.

Et enfin, est aussi négligé la nécessité, pour que les victimes des traumas intentionnels sortent de leurs négations induites par les destructeurs d'humanité, que les soins les aident à comprendre les déterminismes de ces derniers (Sironi 2012 : 71-88). 

 

     Notons aussi qu’il y a absence et refus de mobilisation de l'empathie, et insuffisance clinique de l’identité de la résilience.

Pourtant, Marie Rose Moro insiste depuis longtemps et entre-autres en 2003, en présentation au Colloque de la Revue L'autre « Educations sentimentales » sur la nécessité de « se laisser affecter » : « Se laisser affecter au-delà du sentiment amoureux, pour penser autrement et dans le lien à l’autre ». Et de nombreux travaux[5] ont longuement étudié cette propriété de compréhension de l'autre qu'est l'empathie, non pas pour compatir, mais pour comprendre conceptuellement et émotionnellement les effets post traumatiques singuliers, et pour accompagner le sujet dans ses voies de dégagement par cette mise en jeu de se laisser « convoquer » (selon l'expression d'Emmanuel Levinas) à la place de l'autre, tout en restant différencié et autre.

 

En lien avec l'empathie, la résilience est une capacité de résistance, de restauration, à l'effondrement qui ne peut être active que s'il y a une reconnaissance, par la ressource humaine relationnelle. Or, le document médical de l'OFII ne s'intéresse aux résiliences que si elles sont synonymes aux « stratégies d'adaptation ».

Il faut réaffirmer qu'il n'y a pas de résilience sans tuteur(s) de résilience. Si ces tuteurs peuvent être dans l'environnement et/ou l’intériorité du sujet victime de destructivités, le soin psychothérapeutique peut, et doit, être un tuteur de résilience, ne serait-ce que par la reconnaissance de l'identité du sujet comme appartenant à la vie, la vie commune, protégée de la destructivité.

Au-delà des différents entre les spécialistes, et le débat entre Boris Cyrulnik et Serge Tisseron l’illustre bien, il est compris que la résilience est « un processus » et non « une qualité psychique »[6].

 

Serge Tisseron situe, pour s’en différencier, le courant épidémiologique pour lequel « la résilience désigne des compétences comportementales et des stratégies d’adaptation » (2006 : 24). Et Boris Cyrulnik précise les conséquences de clivage qu’induit cette conception de la résilience en tant que capacité d’adaptation : « Le faux self est probablement une adaptation et adaptation n’est pas forcément résilience. » (Ibid : 307). Rappelons que la résilience est une capacité qui ne peut être activée que par la création (comme pour Vincent Van Gogh, Georges Perec, Pablo Picasso, et bien d’autres), et par la reconnaissance relationnelle qui restaure l’humain fragile ayant vécu l’inhumain. Relevons le fait que c'est par l'affaiblissement des tuteurs de résilience que Primo Levi s'est suicidé (ou a été conduit à cet accident d'équivalence suicidaire). Alors qu'il a pu mobiliser, dès son arrivée à Auschwitz, un espoir d'avenir par le devoir vital de témoigner, il a fini, au cours des années par rencontrer de plus en plus l'indifférence, par l'analyser, et particulièrement dans les collèges et lycées où des élèves ont exercé des paroles de négations qui l'ont laissé sans voix.

 

Le rejet affirmé par l'OFII de la dimension thérapeutique de l'obtention d'un titre de séjour : « un titre de séjour thérapeutique », « ce qui n'existe pas dans les textes à ce jour » est un refus de la reconnaissance et de soutien à la résilience des sujets.

 

     En sixième point, il faut noter l'absence de prise en compte des avancées de la compréhension clinique de la complexité, qu'elle soit de l'intrication de la clinique transculturelle ou de l'intrication de la clinique sociale.

 

La référence clinique du service médical de l'OFII ne prend pas en compte la dimension culturelle des symptômes et le risque d’ethnocentrisme, mais seulement des variations culturelles aux symptômes tels que notre culture occidentale les a définis. Les symptômes n'auraient pas alors un codage culturel mais une simple « formulation culturelle ». N'est pas prise en compte alors la clinique des troubles et souffrances psychiques des exilés qui associe la clinique psychiatrique et la clinique transculturelle selon les avancées de la compréhension complémentariste. Citons Marie Rose Moro : « Le complémentarisme s'oppose au comparatisme dans la mesure où les logiques culturelles sont explorées en tant que telles, elles servent de support aux associations et au matériel clinique. L'outil anthropologique permet de poser et d'explorer le cadre de la relation et de co-construire avec le patient des sens culturels sur lequel viendront s'arrimer des sens individuels. Cette perspective est celle de l'ethnopsychanalyse » (2006 : 160).

 

De même, il y a absence de prise en compte de la compréhension des composantes de la clinique de la détresse et de l'exclusion sociale. Or, cela fait des années que la psychiatrie a compris que la clinique de l'exclusion (la négation relationnelle et de représentation du sujet rendu invisible, la honte, l'identification à l'indésirable, etc.) devait être accueillie, considérée, et traitée, en même temps, et surtout intégrée aux composantes de la clinique psychiatrique.

 

Jean Furtos, créateur des EMPP (Equipe Mobiles Psychiatrie Précarité), définit ainsi les souffrances et pathologies des sujets appartenant aux cliniques de la précarité : « Il s’agit d’une douleur d’existence, d’une souffrance qui peut accompagner une douleur organique mais aussi l’humiliation et le mépris social, et en règle générale l’insuffisance des régulations du socius » (Furtos 2008 : 14). Dans cet ouvrage, il décrit le syndrome d’auto-exclusion qui en est induit : « Nous ne sommes pas dans le registre du refoulement, c’est-à-dire de l’oubli et de la névrose, mais dans celui d’un clivage de nature traumatique, d’une horreur qui ne peut être représentée. La plus grande horreur, pour un humain, la plate-forme traumatique commune, c’est de ne pas être reconnu et respecté comme un humain par les humains de son groupe d’appartenance » (Ibid : 120).

 

     Les choix de rejet des cliniques psychiques des pathologies et souffrances des sujets par le service médical de l'OFII permet alors de rejeter les thérapies psychodynamiques assimilées à toutes les formes de soutien et de narration. Citons deux extraits d'affirmations de médecins psychiatres du Rapport d'activité du service médical de l’OFII : « En pratique, les psychothérapies qui ont prouvé leur efficacité dans des études contrôlées sont des thérapies cognitivo-comportementales. Les psychothérapies dites ‘de soutien’ ont un effet générique comme toute écoute ou tout soin et peuvent par nature être réalisées dans le pays d'origine, dans un environnement culturel plus favorable pour le patient. ». Et, « La thérapie par la narration du trauma (narrative exposure therapy) est l'une des méthodes les plus étudiées ; elle a montré qu'elle peut être utilement administrée par des équipes formées dans des pays ayant connu des guerres civiles, comme le génocide rwandais ». Cette indifférence entre toutes formes d’écoutes, dont il est même préconisé qu'elles peuvent être administrées, permet de valider le renvoi des patients atteints de psychotraumatismes dans leurs pays. Et la tutelle du Ministère de l'Intérieur permet alors aux médecins de l'OFII de se soustraire de l'arrêté du ministère des Affaires Sociales et de la Santé, du 5 janvier 2017 fixant les orientations générales pour l’exercice par les médecins de l’Office français de l’immigration et de l’intégration, et qui met en garde contre les risques de « réactivation d’un ESPT, notamment par le retour dans le pays d’origine », et qui indique que « l’importance dans ce domaine de la continuité du lien thérapeutique (lien patient-médecin) et du besoin d’un environnement/entourage psycho social familial stable (eu égard notamment à la vulnérabilité particulière du patient) doit être soulignée ».

 

     De même, il n’y a pas de prise en compte de la transmission des pathologies psychiques et de la prévention. Pourtant, l'évaluation diagnostique clinique de toutes les pathologies psychiques doit tenir compte des effets de transmissions, pour les enfants surtout, et pour les personnes proches. Les situations post traumatiques, les situations d'exil, et les situations d'insécurité et d'exclusions anciennes ou actuelles, ont particulièrement toujours des effets de blessures ou d’effondrements sur les proches. Être indifférent à ces situations de souffrances et/ou de pathologies induites pour n'évaluer la nécessité de soins en France qu'avec les informations médicales du sujet pris isolément, est un manquement au devoir médical du devoir apporter les soins au sujet en tant que sujet appartenant à son groupe familial et un manque au devoir de veiller aux conséquences sur les proches, particulièrement les enfants. Il s'agit aussi d'un problème de santé publique car ne pas tenir compte des effets de transmission c'est laisser se développer les réactions de partage de violences narcissiques des enfants face à leurs parents possiblement effacés, niés, disqualifiés, humiliés, et c'est laisser se produire inhibitions psycho-affectives ou défenses comportant des désirs de vengeance.   

 

     Enfin, le récit n’est pas considéré comme un moyen de communication et de représentation de la clinique. La méthodologie de recueil des renseignements du service médical de l'OFII, d'abord par le document à remplir sur la pathologie psychiatrique ne prévoit pas de récits, mais demande une « histoire des troubles mentaux », « leurs modes évolutifs », et l’« état mental actuel », chacune de ces trois rubriques en deux lignes et demi. Dans le Rapport d'activité du service médical de l'OFII, il y a une demande de ne pas communiquer de récits de vie : « Ces éléments d'ordre biographique sont importants à connaître en matière de troubles mentaux, mais ils doivent être résumés et circonstanciés, et ne sauraient remplacer les éléments cliniques, pas plus en quantité qu'en qualité. » Or, les récits sont des documents cliniques caractéristiques et irremplaçables. Il est regrettable que le choix ait été pris d’une conception bureaucratique restrictive d'humanité pour laquelle la clinique psychiatrique ne comporte que les symptômes répertoriés dans une grille de normalisation.

 

Le choix d'un accueil et d'un soin psychique par les psychiatres qui reçoivent, soignent, et prennent soin des exilés est d'avoir comme référence une clinique du sujet singulier, à l'histoire de vie, à la situation et aux liens, singuliers, et non une clinique du sujet reconnu malade par une liste de symptômes. Le souci est que se construise avec le sujet, leur récit qui contiendra et représentera les liens par l’association libre, le sens de leur histoire, dans une élaboration co-construite. C’est ainsi que le récit restaure leur légitimité, alors que ces sujets ont rencontré l'impact malheureux, plus ou moins traumatique, qu'ils n'étaient pas grand-chose, ou même rien.

 

Conclusion

 

« Gardez-vous de vous croiser les bras en l'attitude stérile du spectateur, car la vie n'est pas un spectacle, car une mer de douleurs n'est pas un proscenium, car un homme qui crie n'est pas un ours qui danse ». Aimé Césaire[7]

 

Pour les exilés, les conséquences de l'augmentation drastique des avis défavorables pour la reconnaissance du droit de séjour en France pour raison de santé sont des aggravations de leurs pathologies et souffrances psychiques, de leurs fragilités personnelles et sociales, et beaucoup d'aggravations donnent lieu à des décompensations. La perte induite alors des droits de séjour et droits sociaux provoque l'insécurité, souvent la misère, et nous observons des hospitalisations, des tentatives de suicide, de graves effondrements et/ou des altérations de leurs états de santé, et des reprises du parcours migratoire par la fuite en France ou dans un autre pays européen, sans adresse ni projets autres que la fuite. 

 

Pour une étude épistémologique des pratiques d’évaluation du service médical de l’OFII, Primo Levi nous aide en faisant le récit d'une « aventure » qui lui est arrivée dans une classe vers les années 1980 lors d'une séance où il était « invité à commenter [ses] livres et à répondre aux questions des élèves ». Il écrit : « Un gamin à l'air éveillé, apparemment le premier de la classe, m'adressa la question rituelle : ‘Mais pourquoi ne vous êtes-vous pas échappé ?’ Je lui exposais brièvement ce que j'ai écrit ici ; lui, peu convaincu, me demanda de tracer au tableau un plan schématique du camp, en indiquant l'emplacement des miradors, des portes, des réseaux de barbelés et de la centrale électrique. Je fis de mon mieux, sous trente paires d'yeux attentifs. Mon interlocuteur étudia le plan pendant quelques instants, me demanda quelques explications supplémentaires, puis m'exposa le plan qu'il avait imaginé : ici, de nuit, il fallait étrangler la sentinelle, ensuite revêtir son uniforme, aussitôt après courir à la centrale et couper le courant électrique : les projecteurs se seraient alors éteints et le réseau de fils électriques à haute tension mis hors de service, après quoi, j'aurais pu partir tranquillement. Il ajouta, très sérieux : « Si cela devait vous arriver une autre fois, faites comme je vous l'ai dit, vous verrez que ça réussira » (Levi 2017 : 154).

Il faut être sérieux en effet, si Primo Levi fait ce récit, gardons-nous d’en faire un spectacle, et écoutons, comme Aimé Césaire nous le recommande, ce qu’il contient de compréhension. C’est la dépression de type anaclitique de Primo Levi qui est ainsi dite par ce témoin, aggravée par le raisonnement que ce collégien pratique, qui dénie le récit de l’histoire de l’inhumain et de l’insupportable. La logique de l'incompréhension de cet élève, premier de sa classe, candidat à être premier de cordée, est peut-être le simplisme, le raisonnement désadapté, mais elle est du même type que celle des médecins évaluateurs de l'OFII qui concluent que la solution est simple. Pour eux, les malades seront mieux soignés chez eux parce que ce n'est pas grave, et que le monde entier est bien équipé en soins psychiques adaptés et protégés. On a la même logique d’œillères, de réduction de la perception, de la représentation, et de la compréhension de l'autre, logique utilisée quand on veut savoir et imposer son savoir avec une volonté de contrôle de l'autre.

 

Dire comme le service médical de l'OFII le dit que « Les psychothérapies dites ‘de soutien’ ont un effet générique comme toute écoute ou tout soin et peuvent par nature être réalisées dans le pays d'origine, dans un environnement culturel plus favorable pour le patient » n'est pas moins désadapté que la démonstration de l'élève qui ne sait pas qu'il replonge Primo Levi dans sa dépression mélancolique qui empoisonnera ses dernières années. De même pour cette affirmation pour les ESPT : « Le traitement de 1er choix repose sur des psychothérapies d'inspiration cognitivo-comportementales (TCC). La priorité est donnée à des thérapies brèves, manualisées, pouvant être adaptées aux cultures locales, susceptibles d'être administrées par des psychologues ou d'autres professionnels formés... ».

Ainsi, les femmes et les hommes homosexuels du Cameroun ayant échappé à des violences et tortures en se sauvant et en venant se réfugier en France sont invités à retourner dans leur pays et à aller se faire traiter par des personnels formés dans leur culture, au Cameroun, de même que des exilés d'Azerbaïdjan qui ont été torturés pour avoir critiqué le président par des manifestations ou sur les réseaux sociaux, de même que les femmes et opposants politiques échappés de prison au Congo où ils ont été torturés, de même que les rescapés de la loi du Kanun en Albanie, ou de toutes les lois de pouvoirs mafieux ou politiques de dictatures ou de régimes corrompus et/ou extrémistes ou policiers, etc.

 

Propositions

Maintenant, à côté des compléments cliniques que nous avons indiqués, pour une évaluation respectueuse de la clinique des pathologies psychiques et sociales, et des soins nécessaires aux exilés, nous proposons quelques références.

 

La clinique a été définie par Michel Foucault comme, s’établissant au XVIIIème siècle, par l’observation, le regard. Il indique alors : « Entre les mots et les choses, une alliance nouvelle s’est nouée, faisant voir et dire » (Foucault 1978). Et il conclut son ouvrage par ce complément : « La maladie se détache de la métaphysique du mal à laquelle, depuis des siècles, elle était apparentée ; et elle trouve dans la visibilité de la mort la forme pleine où son contenu apparaît en termes positifs […] C’est lorsque la mort s’est intégrée épistémologiquement à l’expérience médicale que la maladie a pu se détacher de la contre-nature et prendre corps dans le corps vivant des individus. » (Ibid. : 200).

On voit ainsi qu’il ne peut y avoir de clinique humaine si elle ne s’intéresse pas au point de vue d’où elle observe, et à ce qu’il y a de mort, de contenus de la pulsion de mort, dans les vies des sujets. Ceci est encore plus nécessaire pour les migrants qui ont subis des tortures ou des violences graves, et ont vécus des menaces ou risques de mort dans leurs vies, qui ont vécus et vivent la destructivité.

 

Dans une interview, Claude Lévi-Strauss donne une définition structurale du mythe : « Le propre du mythe, c’est confronté à un problème, de le penser comme l’homologue d’autres problèmes qui se posent sur d’autres plans : cosmologique, physique, moral, juridique, social, etc. Et de rendre compte de tous ensemble. » (Lévi-Strauss, Eribon, 2009 : 194). Et il commente dans la page suivante de ce chapitre 13 « L’exercice de la pensée » : « Nous raisonnons un peu de cette façon quand sollicités de donner une explication, nous répondons par « c’est quand… » ou « c’est comme… ». Paresse de notre part, mais la pensée mythique fait de ce procédé un emploi si habile et si systématique qu’il tient lieu de démonstration. » (Ibid. : 195).

On a ainsi une compréhension du mode de pensée du jeune interlocuteur de Primo Levi, comme du mode de pensée de la clinique uniquement symptomatique du service médical de l’OFII, pensée opératoire qui anesthésie les liens, la relation, les affects, et la compréhension des situations, et qui utilise les projections, par un contre-transfert, ici nationaliste non travaillé, pour activer la perte de la symbolisation. C’est ainsi que l’on peut devenir indifférents à la vie et à l'avenir des patients, car on a un plan, un plan de croyance, comme celui du jeune interlocuteur de Primo Levi : « vous verrez que ça réussira ».

 

François Laplantine analyse d’une autre manière cette négation du sujet par une conception « objectiviste » : « L’idée que l’on puisse construire un objet d’observation indépendamment de l’observateur lui-même est en fait issue d’un modèle « objectiviste » qui fut celui de la physique jusqu’à la fin du XIXème siècle, mais que les physiciens eux-mêmes ont abandonné depuis longtemps. C’est la croyance (c’est nous qui soulignons) qu’il est possible de découper des objets, de les isoler, puis d’objectiver un champ d’étude dont l’observateur serait absent, ou du moins interchangeable. […] Dans ces conditions, n’y aurait-il donc d’autres choix qu’entre une scientificité inhumaine et un humanisme non scientifique ? » (Laplantine 2001 : 182). Ce que François Laplantine indique alors, pour l’anthropologie, est à retenir pour la psychiatrie : « L’analyse, non seulement des réactions des autres à la présence de ce dernier, mais de ses réactions aux réactions des autres, est l’instrument même susceptible de procurer à notre discipline des avantages scientifiques considérables, pour peu que l’on sache en tirer parti. » (Ibid. : 183).

 

Dans un autre domaine qui est celui de l’histoire, Gerard Noiriel note qu’en France, les sujets ont attendu les révoltes prérévolutionnaires pour solliciter la compréhension du pouvoir en proposant la compréhension par empathie. Il cite l’exemple d’un sujet à propos de la « guerre des farines » du printemps 1775 : « Ce fut le cas de Jacques Delepine, un maçon cabaretier de Villemomble. Incarcéré à la Bastille pour avoir participé à cette révolte, il écrivit lui-même au lieutenant-général de police pour expliquer son geste. Père de sept enfants en bas âge, criblé de dettes, n’ayant que son métier et ses bras pour capital, la hausse des prix du grain plongea toute sa famille dans l’indigence. Après avoir pris soin de préciser : ‘je suis un homme to humain pour faire tore a personne d’un liard’, il conclut que sa révolte ‘paroisoit sy légitime que vous-même Monseigneur vous y auriés été aussy sy vous esté à ma place’ » (Noiriel 2019 : 233). Cet exemple est indiqué comme premier par Gerard Noiriel dans l’histoire des demandes de compréhension des souffrances populaires.

 

C’est en effet par cette prise en compte des contenus contre-transférentiels que l’on peut restaurer et garantir une psychiatrie scientifique et humaine. Il faudrait alors faire une place entière et non accessoire à l’analyse de la situation globale et de la demande des sujets, aux éléments empathiques du soignant, et aux besoins de tuteurs de résilience des exilés souffrants. Ceci nous rappelle que la clinique est possiblement dépendante de son contexte historique, social, et culturel, vis-à-vis duquel il faut se situer pour qu'il n'y ait pas de clinique sans reconnaissance des sujets.

 

Et parmi le nombre important de philosophes qui étudient les conditions éthiques de l’exercice médical, Lazare Benaroyo est particulièrement intéressant car il se réfère à Emmanuel Levinas, et il écrit : « La technique-y compris médicale-est marquée par une incapacité essentielle à atteindre l’altérité en tant que telle. Pour agir efficacement, à l’aune des critères définis à l’avance, elle englobe l’altérité de l’autre en son sein-dans une posture de compréhension. En ce sens, l’agir technique « dé-visage » au lieu « d’en-visager ». C’est pourquoi la distance, l’assurance procurée par la maîtrise technique doit s’enraciner dans un espace d’attention éthique portée au patient. A défaut le soin peut se muer en violence. »[8]

 

Périgueux le 23 avril 2019

 

Bibliographie

 

Baubet T. L'effroi, un regard transculturel. In: Moro MR et coll, editors. Manuel des psychotraumatismes. Grenoble : La Pensée Sauvage ; 2012. p.267-268.

 

Foucault M. Naissance de la clinique. Paris : PUF ; 1978. p. VIII.

 

Furtos J. L’apparition du sujet sur la scène sociale et sa fragilité : la précarité de la confiance. In : Les cliniques de la précarité – Contexte social, psychopathologie et dispositifs. Paris : Ed. Masson ; 2008. p.14.

 

Laplantine F. L’anthropologie. Paris : Payot ; 2001. p.182.

 

Levi P. Les naufragés et les rescapés - Quarante ans après Auschwitz. Paris : Gallimard ; 2017. p. 154.

 

Lévi-Strauss C, Eribon D. De près et de loin. Paris : Odile Jacob ; 2009. p.194.

 

Moro MR. Bases de la clinique transculturelle. In: Moro MR et coll, editors. Manuel de psychiatrie transculturelle. Grenoble : La Pensée Sauvage ; 2006. p.160.

 

Noiriel G. Une histoire populaire de la France. Marseille : Agone ; 2019. p.233.

 

Sironi F. La psychothérapie des victimes de torture, antidote contre les bourreaux. In : Moro MR et coll, editors. Manuel des psychotraumatismes. Grenoble : La Pensée Sauvage ; 2012. p.71-88.

 

Tisseron S. Un équilibre toujours instable. In : Aïn J. editor. Résiliences – Réparation, élaboration ou création ? Toulouse : Ères ; 2006. p.24.

 

 

[1] Médecin psychiatre. Président de l’association Antigone24, Association pour la Protection de la Clinique psychique et Sociale des Exilé(e)s en Dordogne, Tel : 05 53 53 06 56. francis.remark@wanadoo.fr

[2] Le mythe de Sisyphe. Paris : Folio ; 2019 : 46.

 

[3]Le Monde du 3 avril 2019-rubrique Idées, p.32.

 

[4] Cf. Judith Lewis Herman et son livre Trauma and recovery. New York: Ed: Rivers Oram Press/Pandora List, New edition: 1994.

[5] De Serge Tisseron, Boris Cyrulnik, et Christian Lachal entre autres.

[6] Débat lors du « Carrefour Résiliences » qui s’est tenu à Toulouse les 13 et 14 octobre 2006, à l’initiative de l’association Carrefours & Médiations.

[7] Cahier d'un retour au pays natal. Paris : Présence Africaine ; 1983. p.22.

[8]In le hors-série « LEVINAS » Revue Philosophie Magazine 2018 ; n°40, p.37.

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